Conférence par {{Guillaume Erner}},
_ {Docteur en sociologie}
Le sociologue étudie, entre autres, les tribus non logiques, avec des comportements surprenants. Il tente de comprendre ces consommateurs qui ne sont pas toujours rationnels. Dans ce but, il se penche sur la société dans laquelle le consommateur évolue.
Nous pouvons prendre l‘exemple de deux types de clientes : d’un côté, la courtisane d’il y a trois siècles, vivant à la Cour, et, d’autre part, les Desperate Housewives, clientes plutôt courtisées aujourd’hui. Ces dernières appartiennent à la vaste classe moyenne et vivent dans une société où le luxe et la consommation ont été démocratisés.
La courtisane avait pour objectif de dépenser tous les biens dont elle disposait, en échange de quoi elle appartenait au Roi. A l’inverse, les femmes modernes, elles, dépensent leurs biens avec raison et intelligence.
Le consommateur contemporain est écolo, moral, non fumeur, il veut se distinguer des autres, être lui-même, et n’est évidemment pas consumériste ! Cependant, il achète en Chine pour les prix bas, acquiert des biens obsolètes au bout de 6 mois ou encore, dépendant du marketing, fait cohabiter en lui aussi bien son désir de distinction que son désir d’appartenance.
Il est donc très paradoxal.
La société traditionnelle est une société de castes (métier, religion…). La loi est reçue du dehors et nous mourrons tel que nous sommes nés.
Dans la société contemporaine, nous sommes libres. Cependant, nous devons être à la hauteur de cette liberté. Les récits les plus importants de notre vie concernent à présent notre famille, mais surtout, les biens que nous consommons. Ce sont en effet les objets vendus dans les usines qui construisent l’identité du consommateur.
Les prix de l’immobilier et du transport notamment, ont fait diminuer le budget consacré aux biens de consommation en général. De ce fait, le consommateur déteste les dépenses contraintes et cherche des stratégies de diminution des dépenses, par le biais des magasins d’usine par exemple.
Le luxe élitiste d’autrefois est devenu aujourd’hui un droit pour tous, constat donnant à tout le monde l’accès à la société de consommation.
Dès lors, si certains empêchements nous l’interdisent, nous sommes frustrés. Nous remarquons d’ailleurs que chaque nouveau bien correspond à un pic de dépense (ex : le besoin d’un écran plat aujourd’hui). Il y a donc des modes de consommation parfaitement cyclique.
Si nous comparons les revenus de la classe moyenne en France, en Europe et aux Etats-Unis, nous constatons qu’ils n’ont pas la même physionomie. Dans certains systèmes, la population pauvre est plus nombreuse (pays anglo-saxon). En Europe comme en Amérique, la classe moyenne est plus aisée. Les profils de consommation y sont très variés. Envahis par la publicité, les personnes sont convaincues par l’idée qu’il faut bien consommer.
Ainsi, face au consommateur « malin », nous devons acquérir une « compétence du consommateur ».
Par ailleurs, le consommateur est devenu très habile avec les prix. Cette « compétence calcul » universellement répandue va de paire avec la crainte d’être « arnaqué ».
Le consommateur est donc conduit à acheter en solde, car en achetant moins cher, il pense combattre le système qu’il imagine « voleur ». Cette idée du complot distributeur/producteur envers lui-même est évoquée dans l’ouvrage « The hidden persuaders », de Vance Packard.
Aujourd’hui, l’achat est devenu le premier loisir, renforcé par l’apparition de nouvelles formes d’information (blog, forum…) : 60 à 70 % des consommateurs se renseignent désormais sur Internet avant leurs achats et l’information du Web est perçue comme légitime et crédible. Très détaillée (fonctionnement, prix…), elle est fédératrice de ce changement de comportement du consommateur. Les informations se mutualisent sur des sites entre consommateurs, qui se fabriquent ainsi une connaissance du marché qu’un journaliste aurait trop peu de temps à se forger.
Mieux que le bouche à oreille, ce fonctionnement part du fait que l’internaute accorde sa confiance à des personnes inconnues rencontrées sur le Web. La règle des « six degrés de séparation » (capacité à atteindre au moins 1 personne sur 6) diminue avec les canaux de plus en plus rapides, particulièrement Internet. Aujourd’hui, nous atteignons 3,5 degrés de séparation. Nous constatons donc que les modèles d’influence se sont modifiés. Plus que la manière d’opérer, c’est le réseau auquel nous appartenons qui détermine le degré d’influence.
Le consommateur tend vers une consommation rationnelle et statutaire. Quelle que soit sa classe sociale, il doit montrer le statut qui est le sien. Les marques statutaires doivent reposer sur une stratégie de pricing. En effet, bien que le consommateur soit devenu plus habile, la marque d’un produit peut changer la donne, ou du moins le prix auquel nous pensions l’acheter. Le consommateur donne des informations conscientes (le calcul économique réalisé), mais aussi des informations inconscientes sur le produit.
Dans une économie normale, les prix sont psychologiques (1,99 € est un prix d’appel) et une hausse de prix est souvent considérée comme un gage de qualité. Par contre, lors de promotions, les consommateurs y voient des effets d’aubaine. Il est de plus difficile d’avoir une stratégie de prix adaptée.
Il faut limiter les routines, arrêter de penser selon les genres, mettre les individus en état d’incertitude cognitive. Le consommateur étant très informé, il faut s’attacher à le perdre, par exemple en le confrontant à différents types de prix et de gammes. Il en conclura que le supermarché propose des produits peu chers.
Il existe une sorte de lutte qui oppose producteur/distributeur et consommateur. Aujourd’hui, les consommateurs fixent leurs règles. L’ampleur de la classe moyenne et la possibilité de produire moins cher engendrent une mécanique sur les marchés où les rentes sont désormais très difficiles à tenir. De plus, l’alliance entre consumérisme et anticapitalisme est de plus en plus effective. Par exemple, le magazine « 60 millions de consommateurs » n’incite pas à manger moins, mais à manger moins cher.
On assiste également à un éclatement des rythmes sociaux : les RTT entraînent des emplois du temps individualisés, certaines zones fonctionnent le dimanche… Les existences sont donc désynchronisées. Autour de l’agglomération parisienne, les embouteillages qui s’étalent de 6h à 10h du matin, prouvent que les individus n’ont plus de modes de vie uniques. De nouveaux services sont mis en place, pour faire face à l’impatience et l’intolérance des consommateurs (qui souhaite être servi toujours plus vite) et leur proposer davantage de souplesse. Les besoins de consommation actuels augmentent la place du discount, du bas de gamme.
Nous sommes également confrontés à une confusion des âges. De plus en plus, les comportements d’attente sont aussi importants chez les jeunes que chez les seniors (domaine amoureux, monde de la mode…). Il existe aussi une pathologie de la consommation, appelée « Happy Victims », désignant des individus qui choisissent de consommer uniquement une marque précise (ex : tout Chanel). Ce fétichisme incarne bien ces nouvelles pathologies de la consommation compulsive.
En résumé, s’il faut acheter moins cher, c’est parce que nous voulons tout.
Les « fashion victims » sont particulièrement nombreuses au Japon, puisque certaines femmes consacrent 80 % de leur budget à une marque ou au luxe. C’est une sorte de pensée magique de notre époque.
Le changement de comportement du consommateur provoque des segmentations de plus en plus difficiles à bâtir. Le classement des individus pour prévoir leur consommation n’est souvent plus révélateur de la consommation réelle. A nous de travailler sur de nouvelles logiques pour comprendre la nouvelle segmentation.
{{{L’analyse du comportement se fonde sur deux logiques antagonistes :}}}
– {{La logique du Winner Take All}}
Le marché est occupé par un petit nombre de références qui font la majorité des ventes. Par exemple, les 200 millions de livres vendus en 3 ans ont été écrits par 4 personnes seulement (dont l’auteur d’Harry Potter). Il s’agit du capitalisme fordiste que nous connaissons bien. Ce système n’est pas destiné à perdurer aujourd’hui du fait de la long tail (ou « longue traîne » en français) : avec Internet, la somme des petites références, mises bout à bout, peut dépasser collectivement la vente des produits les plus populaires. Ainsi, nous pouvons gagner de l’argent grâce à de petites références, ce qui nous sort du modèle unique (vêtement, disque…). Cependant, sur un certain nombre de marchés, le Winner Take All fonctionne encore bien. La « prime au vainqueur » désigne l’écart effectif entre le premier venu et les autres joueurs. Dans une économie où toutes les prises de risque sont de plus en plus dangereuses, le Winner Take All permet à une référence d’être mise en avant.
– {{La logique des nouveautés inconnues}}
22 % des titres vendus chez Rapsody (service de vente de musiques en ligne) sont des titres inconnus. Nous pouvons également observer que, grâce à Internet, il y a de plus en plus de films méconnus en location. Une révolution dans les dispositifs est en marche, comme chez Amazon qui a mis en place le filtrage collaboratif : un algorithme très sophistiqué nous indiquera les livres que nous sommes susceptibles d’aimer, si nous avons aimé tel ouvrage… Amazon remplace donc purement et simplement le libraire habituel ; le commerce n’a plus de supériorité sur la machine. Ces conseils Internet sont considérés comme pertinents puisque sur Amazon, ils se transforment en vente à 35 %. Ce service permet aux lecteurs de découvrir de nouveaux produits. Les clients en arrivent donc eux-mêmes à construire la segmentation. Pour les livres, nous constatons que les titres sont très hétérogènes pour une même segmentation de consommateur. Il est difficile d’imaginer qu’un individu ait pu, de son propre chef, choisir tous ces livres : l’ordinateur et les avis de consommateurs ont fabriqué ce mapping et regroupé ces produits.
Le phénomène est véritablement très puissant puisque lorsque qu’un achat a été effectué, un autre achat apparaît derrière comme sous l’effet de la logique.
A notre époque, nous constatons aussi une moralisation du capitalisme, le consommateur exige d’être informé du caractère éthique et moral des biens. La transformation la plus pertinente est celle de Microsoft : autrefois mal vue, la société a changé son identité en investissant dans des causes philanthropiques. Elle a alors regagné de l’image de marque (intérêt de l’extérieur) mais aussi de l’attrait pour l’intérieur : en Californie, il est beaucoup plus facile d’embaucher des informaticiens quand la société est considérée comme morale que quand elle traîne une mauvaise image de marque.
Les tendances s’étendent désormais à tous les domaines : la mode vestimentaire a toujours extrêmement d’importance mais le budget des ménages dans le domaine vestimentaire ne cesse de diminuer (4 % en France). La véritable nouveauté aujourd’hui réside dans le fait que la mode atteint désormais d’autres domaines comme les prénoms ou la cuisine par exemple. Aujourd’hui, un prénom ne reste au hit parade que 2 ou 3 ans maximum. Des recettes élitistes, proposées seulement dans certains restaurants, essaimeront dans les restaurants les plus divers jusqu’aux étals de supermarchés in fine. Le moelleux au chocolat, créé par Michel Bras à Laguiole, est aujourd’hui dans les bacs de Picard.
La démocratisation de la mode, c’est-à-dire, la diffusion verticale des goûts, est de plus en plus rapide. Enfin, dans le domaine des voitures, si la Twingo s’est démodée très lentement puisqu’elle a duré 10 ans, la R21 et la Laguna ont bien un rythme de vie plus étroit.
Ainsi, les mécanismes de rente et d’installation sur le marché sont de plus en plus rapides. Le consommateur s’essouffle donc facilement et se désintéresse. La réussite d’une marque, par exemple de Zara, provient tout simplement du fait que l’enseigne a choisi d’ignorer les notions de segmentation et de marketing traditionnel. Il lui suffit de maîtriser la logistique et la supply chain, le reste suit : le consommateur est dorénavant lui-même vecteur de tendance ou de marketing.
Pour terminer, les marques sont investies d’une dimension « sacrée ». Un simple polo n’aura pas la même valeur que celui où l’on rajoute un petit crocodile. Cette mythologie est très difficile à percevoir. Les individus ont besoin d’être reconnus, notamment à travers leur consommation (ex : l’achat d’un 4×4 fait de nous un aventurier). Nous nous trouvons donc dans une situation de rêve éveillé, qu’il soit petit ou grand.
{{{Echanges}}}
{{Olivier DAUVERS}},
_ {Rédacteur en chef « La Tribune Grande Conso »}
_ Je retiendrais en particulier que la consommation est devenue une activité professionnelle et que le consommateur doit acquérir une compétence pour ne pas consommer idiot ».
Le lien entre les marques et le consommateur se renforce-t-il ou se distend-il ? » Je suis fasciné de voir que dans le domaine de l’alimentaire, le lien entre le consommateur et les marques se distend à une vitesse colossale.
{{Guillaume ERNER}}
_ Aujourd’hui, les individus n’aiment pas les contraintes. Les consommateurs ne sont pas attachés aux marques, à quelques nuances près (ils donnent davantage d’importance à l’eau, l’huile d’olive…). Si le consommateur se voit proposer deux produits, son choix se portera rapidement sur le moins cher car il n’aime pas les dépenses contraintes, sauf s’il s’agit d’un produit où l’individu pense engager une part de lui-même. L’objectif marketing pour un fabricant est de faire croire que le produit structure l’identité des consommateurs.
{{Olivier DAUVERS}}
_ La ligne de clivage entre les produits perméables ou imperméables aux marques serait le côté utilitariste ou non de la dépense ?
{{Guillaume ERNER}}
_ Oui, pour les produits de consommation obligatoire, les consommateurs se détournent. Par exemple, les acheteurs d’une Logan effectueront un achat utilitaire. Par contre, ceux qui choisiront la Porsche Cayenne auront une autre conception de l’automobile.
{{Olivier DAUVERS}}
_ La conservation de l’attrait ou de la magie de certaines marques n’est-elle pas plus facile dans les univers de la mode et du textile ?
{{Guillaume ERNER}}
_ C’est en effet quasiment absolu.
{{Olivier DAUVERS}}
_ En conclusion, l’approche commerciale, avant d’être économique est en priorité sociétale. Si la société avance dans une direction, le commerce doit-il suivre ?
{{Guillaume ERNER}}
_ A mon avis, il est difficile d’y résister.
{{Olivier DAUVERS}}
_ La société est-elle assez ouverte pour une telle évolution ?
{{Guillaume ERNER}}
_ La société française est l’une des moins ouvertes, mais majoritairement, elle l’est.
{{Olivier DAUVERS}}
_ Nos rythmes de vie ont certes changé mais à partir 10h, le périphérique parisien est fluide. N’est-ce pas plutôt un élargissement du spectre de nos modes de vie plutôt qu’un changement radical? Nous restons tout de même structurés autour de repères forts.
{{Guillaume ERNER}}
_ Si vous quittez le périphérique pour vous rendre dans un secteur ouvert le dimanche, la population est bien là.
{{Olivier DAUVERS}}
_ Le problème sociétal est-il sur le point d’être résolu, la société évoluant plus vite que la réglementation ?
{{Guillaume ERNER}}
_ Ouvrir les magasins le dimanche engendrerait un certain nombre de conséquences sociales. Cependant, cela m’apparaît comme le sens de l’histoire et la volonté des individus.
{{De la salle}} ({Jean-Yves VERIAU – Groupe SEB})
_ Les types de segmentations relevés par les différents opérateurs ne sont-ils pas complémentaires, plutôt que concurrents, pour appréhender le consommateur dit « paradoxal » ? Le Web ne serait-il pas le vrai concurrent de demain ? Comment y répondre ?
{{Guillaume ERNER}}
_ Je pense en effet que le Web est un véritable concurrent, du fait des blogs, des forums… et du caractère inouï des informations que nous pouvons y trouver. D’autre part, le Web est capable de tout vendre. Il représente donc un challenge important pour les années à venir.
{{Olivier DAUVERS}}
_ Il n’y a donc pas de produits imperméables, il s’agit juste de problèmes de logistique qui se poseront de manière plus ou moins forte, selon les catégories de produits.